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SERGEI CHEPIK           
La Garde Blanche           

 

 

  la Garde Blanche

Sergei CHEPIK, La Garde Blanche de Mikhaïl Boulgakov, livre d’art au format 27 x 24 cm, édition trilingue (russe, français, anglais), 2011, 160 pages illustrées, préface de Jacques Catteau. En vente à la Librairie du Globe, 67 bld Beaumarchais Paris 3e (tél. 01 42 77 36 36) et sur www.chepik.com. 49 euros (voir la page consacrée au livre).

 

La Russie célèbre cette année le 120e anniversaire de la naissance d’un de ses écrivains les plus singuliers, Mikhaïl Boulgakov (1891-1940), l’auteur anti-conformiste sans doute le plus populaire de l’ex-URSS, connu pour son roman-culte inachevé Le Maître et Marguerite, mais aussi pour La Garde Blanche, son œuvre certainement la plus aboutie. Esprit aristocratique et insoumis, égaré au pays des Soviets, Boulgakov, qui n’avait pu émigrer, aurait vraisemblablement partagé le sort tragique de tant de ses compatriotes broyés par la machine totalitaire, n’était la paradoxale sympathie qu’il inspirait à… Staline, spectateur assidu et enthousiaste de la pièce Les Jours des Tourbine, adaptée justement du roman La Garde Blanche.

Publiée sous forme de feuilleton en 1925 dans la revue Rossia, cette œuvre « puissante et originale » dont le poète et critique Maximilian Volochine - qui en avait lu le manuscrit dès 1924 et qui avait lui-même vécu toute l’horreur de la révolution et de la terreur en Crimée- déclarait qu’elle « était la première à avoir su traduire l’âme de la guerre civile russe », ne devait pourtant jamais paraître en volume en URSS du vivant de l’auteur. Il fallut attendre l’année 1973 pour que la censure soviétique autorisât enfin la publication de la version intégrale d’un roman que toute la Russie cultivée avait cependant déjà lu et relu sous le manteau, à l’instar de l’artiste russe Sergei Chepik rendant aujourd’hui hommage par un très bel album illustré de quarante dessins originaux au chef-d’œuvre de Boulgakov qui fut longtemps avec le Maître et Marguerite son livre de chevet.

Chepik était mieux que tout autre désigné pour rendre cet hommage, car, comme l’écrit dans sa préface l’éminent slaviste Jacques Catteau, « ce superbe livre d’art est le fruit autant d’une convergence esthétique que d’une parentèle cryptée ». Chepik, en effet, né comme Boulgakov à Kiev, a grandi, comme lui, heureux et insouciant dans la « Mère des villes russes », à deux pas du 13 Descente Saint-André, demeure de la famille Boulgakov et des héros de la Garde Blanche avant la catastrophe qui allait anéantir la douceur de vivre des anciens jours et emporter l’écrivain dans le tourbillon de l’histoire. Son grand-père maternel, le professeur Sabaneev, avait en outre été le condisciple de Boulgakov d’abord au lycée Alexandrovski, puis à la faculté de médecine, et avait, comme son illustre ami, connu les débuts difficiles d’un jeune médecin sans expérience, envoyé dès 1916 au front puis dans un dispensaire en pleine guerre civile. Enfin, deux grands-oncles de Chepik, avaient, comme les frères de Boulgakov et comme les jeunes cadets de la Garde Blanche, péri dans la vaine défense de Kiev livrée à l’assaut des troupes nationalistes de Petlioura.

Car La Garde Blanche, à la fois roman intimiste d’une famille russe bien née, les Tourbine, et fresque historique s’élevant à des considérations métaphysiques, ne conte en définitive qu’un court épisode de la longue guerre civile qui ravagea la Russie de 1917 à 1921, des émeutes insurrectionnelles de février 1917 à Petrograd à l’exécution en septembre 1921 à Novossibirsk par les Rouges du dernier général blanc, le baron Ungern.

L’action se déroule à Kiev («la Ville» dans le roman) entre la fin de l’année 1918 au moment où l’hetman Skoropadsky, marionnette de l’Etat-major allemand, s’enfuit avec les troupes d’occupation et des officiers de carrière devant la menace des forces nationalistes ukrainiennes de Petlioura qui s’emparent de la ville, et le mois de février 1919 qui voit le départ des troupes de Petlioura à leur tour menacées par l’avancée des Bolcheviks. Quelques deux mois donc au cœur de l’hiver russe où se joue la tragédie de la Garde blanche, ces jeunes cadets et ces officiers restés fidèles à la Russie tsariste, abandonnés sans aucune expérience et sans encadrement à la sauvagerie des bandes armées de Petlioura, à l’indifférence, l’hostilité ou la lâcheté de la foule versatile, à l’anarchie, au chaos et à la confusion qui règnent sur la ville. 

Les deux épigraphes qui ouvrent le roman en annoncent les deux principaux leitmotive et en donnent aussi la clef : la première citation empruntée à la Fille du Capitaine de Pouchkine reprend l’image de la tempête de neige comprise, au propre et au figuré, comme le déchaînement des forces élémentaires, celles de l’hiver russe et celles de la révolte russe, de la « russkaya smuta » dont la révolution et la guerre civile en cet hiver 1918 sont avec toute leur sauvagerie une nouvelle expression ; la seconde, tirée de l’Apocalypse de saint Jean, confère aux tragiques événements relatés dans le roman et vécus par Boulgakov et les siens une dimension qui dépasse et sublime la souffrance collective et personnelle, et achève le roman sur une note apaisée.

Chepik, lecteur attentif et méditatif du texte de Boulgakov, dont il a choisi les extraits à ses yeux les plus significatifs, présentés ici en trois langues dans une mise en page particulièrement recherchée et originale, s’est à son tour emparé de ces deux fils conducteurs ou leitmotive qui rythment le roman, et sa palette, réduite à quelques couleurs, reprend celle volontairement sobre de l’écrivain: le blanc de la neige qui tantôt cingle les sentinelles transies de froid et découragées, tantôt tourbillonne au–dessus des hordes ensauvagées, ou encore recouvre la ville meurtrie, comme les cadavres des gardes blancs, d’un linceul immaculé ; le gris des manteaux d’officiers sacrifiés et des uniformes des fragiles cadets défendant inutilement la Ville ; le noir des bonnets à glands, des ceinturons et des chevaux des terribles cavaliers de Petlioura ; le rouge du sang des porte-enseigne mutilés, des juifs massacrés, de la coupe versée par le Troisième Ange et du soleil se levant sur l’Ukraine-Armaggedon. Comme dans le roman, les images alternent les vues d’ensemble (panorama de Kiev s’éveillant dans le brouillard et le gel de janvier) et les gros plans (tache de sang s’écoulant d’un crâne fracassé), les scènes de désordre collectif (la foule rassemblée devant Sainte-Sophie dans l’attente du vainqueur Petlioura) et les évocations de la paix fragile du foyer des Tourbine (Elena la rousse buvant avec ses frères et ses soupirants à la santé du Tsar), les épisodes historiques et les visions oniriques, parfois même rassemblés en une seule composition comme à la page 65, car Chepik ne se veut pas illustrateur au sens traditionnel, mais re-créateur d’une œuvre qu’il a faite sienne et dont il épouse le style à la fois classique et expressionniste. Au point que,« l’on pourrait oser le paradoxe que ce sont les citations boulgakoviennes qui font office d’illustrations écrites » comme l’écrit Jacques Catteau dans sa brillante préface avant de conclure: « Chassez cette impression fallacieuse et dites-vous simplement que le superbe roman de Mikhaïl Boulgakov a reçu un nouvel éclairage et baigne dans une lumière amie qui n’est autre que celle de la dette, de l’hommage spontané et de l’offrande complice de la peinture à l’écriture ».

Marie-Aude Albert
(Article paru dans la revue RECONQUETE, novembre 2011)