EXPOSITION PERSONNELLE

MILAN

INTERVIEW



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Marie-Aude Albert : Tu habites en France depuis 20 ans déjà. Tes racines sont et demeurent russes bien sûr, mais te sens-tu désormais aussi Français  ?

Sergei Chepik : Je me sens sans aucun doute Parisien. Paris est une sorte de Babylone où vivent des gens venus du monde entier qui ont gardé leur langue et leur culture, certes, mais dont beaucoup, comme moi, nourrissent pour Paris un amour quasi filial. Après 20 ans de vie et de travail en France, je me sens bien sûr concerné, comme chaque Français, par ce qui se passe en France au quotidien et plus encore au plan culturel et spirituel. Mais évidemment je reste attaché à ma Russie natale, à sa culture qui m'a nourri et me nourrit encore, à son passé historique davantage d'ailleurs qu'à son présent qui me passionne et me tourmente moins. Je continue à parler russe et fréquente surtout des Russes ayant, comme moi, choisi de vivre à Paris. J'appartiens donc à la culture russe, car je lis en russe et non en français,   ce que je regrette dans la mesure où des pans entiers de la culture française, dont j'ai une connaissance plutôt classique, me restent inaccessibles.


On demande toujours aux Russes vivant à l'étranger s'ils ont la nostalgie de leur patrie. Je sais que l'on t'a mille fois posé cette question, et tu me pardonneras de te la reposer.

La nostalgie est une maladie que, Dieu merci, je n'ai jamais eue. Je m'imagine même difficilement ce que cela peut être. Je réponds toujours à cette question en rappelant que Gogol, qui aimait tant sa patrie, a écrit les Nouvelles de Saint-Pétersbourg et les Âmes mortes à Rome. Il aimait d'autant mieux sa Russie qu'il en était éloigné. Je ne pleure pas après mes bois de bouleaux perdus : il y a des bouleaux en France. Et je n'ai pas non plus la nostalgie de cette rudesse des rapports humains, de cette absence de politesse qui caractérisaient la Russie soviétique et qui existent malheureusement encore dans la Russie d'aujourd'hui.


Que t'a apporté la France depuis 20 ans ?

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, puisque je n'expose pratiquement pas en France, je dirais que c'est la liberté. Je peins ici dans mon atelier de Montmartre ce que je veux, même si mes toiles sont surtout exposées en Angleterre. En URSS d'ailleurs, comme je ne peignais que ce que je voulais, je n'avais aucune possibilité d'exposer et, par conséquent, aucun avenir. C'est pour cette raison que j'ai choisi de quitter mon pays en 1988, que «  j'ai choisi la liberté » pour reprendre une expression bien connue.


Ta formation d’artiste s’est faite auprès de maîtres cultivés, exigeants et bienveillants qui t’ont transmis l’amour et le respect non seulement de la grande peinture russe mais aussi des grands maîtres de la peinture occidentale et donc française, que tu connais très bien. En deux mots, comment pourrais-tu caractériser la peinture française par rapport à la peinture russe ?

Un grand peintre russe, Pavel Korin (1892-1967), qui a beaucoup voyagé en Italie et en France, a répondu à cette question avec humour, certes, mais aussi avec justesse. « Même si un artiste français dessine mal, il le fait néanmoins avec talent ». Je dirais que c’est la caractéristique non seulement de la peinture française mais de l’art français en général. Les artistes français ont du talent.


Les paroles de Korin s’appliquent-elles selon toi aux artistes français d’aujourd’hui ? Que penses-tu de l’Art dit contemporain si omniprésent et encouragé en France dans les musées comme dans les galeries ?

Je n’en pense rien, car l’Art dit contemporain qui n’est pas l’art de tous les artistes contemporains (je suis un artiste contemporain, puisque je suis toujours vivant !) n’a pas grand chose à voir avec l’Art. Il a à voir avec l’idéologie, la spéculation financière, le snobisme, la mode… La Fontaine et Andersen en ont déjà parlé dans leurs fables et leurs contes. Je m’intéresse à l’Art dans sa longue durée : Raphaël et Michelange, Courbet et Manet sont toujours d’actualité et parlent aux hommes d’aujourd’hui comme à ceux d’hier.


Pour cette première exposition italienne, tu as choisi de montrer des œuvres d’inspiration religieuse. Pourquoi ce choix, quand on connaît la variété de tes thèmes ?


( avec un petit sourire) Je dirais d’abord que le lieu d’exposition m’a dicté ce choix. Le Centre Culturel Français est installé en face du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie qui abrite la célèbre Cène de Leonardo da Vinci. Et bien sûr pour n’importe quel artiste qui se respecte, exposer à proximité de ce chef-d’œuvre universellement connu, c’est à la fois effrayant et attirant, en tout cas un privilège rare et un défi passionnant. Je n’ose bien sûr prétendre me mesurer à ce génie de la peinture qu’est Leonardo da Vinci, je n’ai pas cette outrecuidance, mais je dois avouer que c’est un immense honneur que de pouvoir exposer à proximité d’un tel maître. Et ensuite, mes dernières œuvres importantes sont presque toutes religieuses. Il y a bien sûr les quatre grandes compositions réalisées entre 2002 et 2004 pour la cathédrale Saint-Paul de Londres, intitulées La Voie, la Vérité, la Vie, et d’autres toiles, comme la Rédemption, le Prophète ou le triptyque des Sonneurs qui ont suivi. Aujourd’hui cette peinture religieuse est sans doute ce qui me caractérise le plus. J’ai beaucoup pratiqué autrefois, et avec plaisir, le paysage, le portrait, d’autres genres picturaux, je les pratique encore, mais ils m’intéressent moins aujourd’hui, et j’ai toujours donné ma préférence, hier comme aujourd’hui, à la composition.


Que penses-tu de la place de la peinture religieuse dans l’art occidental d’aujourd’hui ? Elle a jadis pendant de longs siècles dominé dans une Europe chrétienne, mais aujourd’hui, il faut bien le reconnaître, elle est tombée en désuétude auprès des artistes contemporains.

Je pense, moi, qu’elle est toujours aussi actuelle et qu’elle a sa place dans notre société déchristianisée, sécularisée. Car l’enseignement du Christ, l’Evangile, quoique l’idéologie dominante et les mass medias nous rabâchent, est plus actuel que jamais. Il aborde les problèmes des hommes d’aujourd’hui et donne des réponses claires à nos interrogations. Il est éternel, comme l’est la Vérité que le Christ est venu révéler et enseigner aux hommes. Les idéologies se succèdent, passent ou se transforment au fil des siècles, l’Evangile du Christ demeure la Vérité « pour les siècles des siècles ».


A notre époque où tant d’artistes conceptuels présentent des installations ou vendent des idées, où tout et n’importe quoi peut devenir œuvre d’art du seul fait qu’un artiste, reconnu comme tel, le décrète, ne penses-tu pas être un peintre « anachronique » avec ton goût affiché de la composition figurative et ton savoir-faire académique ?


Nous parlons de choses différentes. Ils font des expositions, je fais de l’art.


Quel est ton credo artistique ?


Le professionnalisme sans doute. Aujourd’hui règne une stupéfiante confusion dans l’esprit des gens sur ce qu’est un artiste. Je suis un artiste professionnel : j’ai commencé à peindre à l’âge de cinq ans, j’ai étudié d’abord dans une école spécialisée en arts plastiques, puis à l’Académie des Beaux-arts de Pétersbourg, puis dans l’atelier de l’académicien Andréï Mylnikov, bref, j’ai appris ce métier pendant près de vingt ans. Je n’aurais pas l’idée, parce que j’aime la musique ou la danse de souffler dans une trompette ou de mettre un tutu et de m’inviter dans un orchestre ou un ballet. On ne m’y accepterait pas et le public me jetterait hors de la salle… Alors, quand le cuisinier du restaurant de Montmartre où j’aime bien déjeuner, me déclare qu’il est lui aussi peintre et qu ’il veut exposer parce que de temps en temps il achète une toile blanche et des couleurs, je lui demande s’il accepterait de me confier son restaurant parce que moi aussi j’aime bien cuisiner et fais bien la soupe aux poissons et l’omelette aux cèpes… J’imagine qu’il me regarderait ahuri, croirait à une blague ou me prendrait pour un cinglé, en tout cas ne me prendrait pas au sérieux. Par contre, n’importe quel amateur barbouillant sur une toile se prend, lui, très au sérieux et veut être pris au sérieux. Aujourd’hui, sans avoir aucune formation, tout le monde peut se bombarder un jour ou l’autre « artiste ». Alors, oui, mon credo, c’est d’abord le professionnalisme.


Depuis que tu t’es installé à Paris en 1988, tu as beaucoup voyagé en Europe et surtout en Italie où tu te rends chaque année. Tu connais bien Florence, Rome, la Toscane, tu es un habitué du carnaval de Venise. Qu’aimes-tu en Italie ?


C’est un rêve d’artiste, un rêve bien réel heureusement, pour chaque artiste du monde entier. Chaque pierre, chaque église, chaque palais ou maison est un témoignage de beauté. Oui, même les pierres sont des oeuvres d’art : il suffit de regarder les vieux pavés polis par les siècles que l’on trouve à Florence sous nos pieds. C’est une école d’amour de l’art pour tous, et pour les artistes en premier lieu, à chaque pas : il suffit d’ouvrir les yeux. Tout est imprégné, tout baigne en Italie dans l’art. La moindre petite chapelle perdue renferme un chef d’œuvre. C’est une terre bénie de Dieu où l’art le plus élevé a toujours été encouragé, favorisé, aimé. Et je ne parle pas que de peinture, bien sûr.


Qu’attends-tu de cette exposition milanaise ?


C’est une étape pour moi. J’avais envie et besoin sans aucun doute de montrer mon travail dans ce pays de grande tradition artistique. Commencer par Milan, à proximité du chef d’œuvre de Leonardo, est une occasion inespérée que j’ai accueillie avec enthousiasme. C’est pour cela que j’ai choisi de présenter une Cène.


La Cène que tu es en train d’achever ( nous sommes ici dans ton atelier début novembre 2007) est, m’as-tu dit, un thème auquel tu avais songé un instant en composant les toiles pour St Paul’s, mais que tu n’avais alors pas retenu. C’est la première fois que tu peins la Cène.


J’ai peint le sacrement de l’Eucharistie, le mystère le plus grand de notre foi. Pour moi, en tout cas, cela reste un mystère insondable, quelles que soient les explications que l’on puisse m’en donner. Intellectuellement, je peux le concevoir, mais je reste ébahi devant ce pain fait chair et ce vin fait sang. Et je crois bien que les apôtres le soir du Jeudi saint, au moment où Jésus a institué ce sacrement devant eux, ne le comprenaient pas plus que moi. Et c’est ce que j’ai voulu représenter sur leurs visages : l’étonnement, la perplexité, l’incompréhension, la peur même ; ils sentent bien que le Maître est autre que d’habitude, plus solennel et triste, que quelque chose de grand, de grave, de nouveau se produit devant eux, mais ils ne comprennent pas. Or, à la seconde où le Christ a brisé ce pain et versé le vin, le monde a changé, une nouvelle ère a commencé pour toute l’humanité. Cela, les apôtres le comprendront plus tard, après la Résurrection, et même seulement après la Pentecôte, quand l’Esprit Saint viendra ouvrir leur intelligence. J’ai tenté de montrer les réactions de ces douze premiers disciples. Le mystère de l’Eucharistie est central dans notre foi chrétienne, mais peu de gens à mon avis le comprennent vraiment.


On voit que tu as voulu te démarquer de la tradition iconographique, aussi bien occidentale qu’orientale. En général les artistes ont représenté le Christ de face, au milieu de ses disciples répartis autour d’une table le plus souvent rectangulaire, ou ronde dans les œuvres plus anciennes. Judas est souvent isolé du reste des disciples, parfois vu de dos. Il y a bien sûr des compositions exceptionnelles, je pense aux deux toiles du Tintoret que l’on peut voir à Venise, à San Rocco et à San Giorgio Maggiore. Mais je n’ai pas souvenir d’une composition semblable à la tienne.


Bien sûr, j’avais l’ambition de ne pas répéter ce qui avait déjà été fait, mais je n’avais pas non plus le désir d’être original à n’importe quel prix, eu égard au respect dû à pareil sujet. Ce qui diffère sans doute de toutes les représentations, et en premier lieu de celle de Léonard de Vinci qui a marqué le sujet, c’est la table où se déroule cette première communion, table que je pourrais étendre à l’infini. Je pourrais allonger ma toile et, avec elle, cette table, lui faire faire, pourquoi pas, le tour de la terre en y installant tous ceux qui ont communié au sang et au corps du Christ dans ce mystère depuis le Jeudi saint. J’ai voulu donner à la Cène une dimension cosmique, par le biais de cette table qui n’a de limite à droite que celle de la toile. Et, sur cette table, je n’ai rien mis, en dehors de la coupe au-dessus de laquelle le Christ rompt le pain. Depuis, le mystère du vin transformé en sang se répète tous les jours, et se répètera jusqu’à la fin des temps. Comme la toile et la table de communion pourraient s’allonger jusqu’à la fin des temps.


Pourquoi as-tu isolé le Christ des disciples qui forment un bloc à sa droite ?


Parce qu’Il m’apparaît vraiment seul pendant sa Passion. Et même avant, car, quand on lit les Évangiles, on ne cesse de remarquer combien peu ses disciples le comprenaient. Il a fallu attendre la Pentecôte pour qu’ils comprennent enfin à qui ils avaient eu affaire pendant trois ans, même si parfois, comme Pierre, ils ont eu des lueurs. La Cène, c’est la dernière tentative du Christ avant sa Passion de faire comprendre qui Il est en vérité. Les disciples le regardent rompre le pain, mais ils ne comprennent pas ce qui s’accomplit sous leurs yeux ; seul, peut-être, Judas comprend ce qui se passe.


Tu continues bien sûr à traiter de sujets profanes, ceux que tu aimes particulièrement depuis ton installation en France, comme le carnaval de Venise ou la tauromachie, mais, depuis 2002, depuis ce qu’il faut bien appeler ta conversion, il est évident que la peinture religieuse domine. Après la
Cène, qu’entrevois-tu ?

J’aimerais revenir à la Vierge, mais c’est encore flou. Tout mon travail antérieur à St Paul’s, où les images et symboles chrétiens apparaissaient souvent, s’est récapitulé dans la Voie, la Vérité, la Vie qui, à son tour, a donné élan à un nouveau cycle d’œuvres religieuses, comme la Rédemption ou le Prophète, présents à cette exposition, avec la Cène, un cycle d’une dimension, je dirais, plus cosmique et intemporelle, où je tente de mettre l’homme face à Dieu.

 (c) Sergei Chepik 2007

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